Faut pas mettre l’université de la charrue avant les boeufs de la formation.

Aujourd'hui je devrais être content. On vient de m'envoyer le certificat de naissance officiel de la licence professionnelle "animation de réseaux et de communautés".

Lp-naiss

Patati patata et patati et patata le décret toussa toussa :

Lp-naiss1

Mais je ne suis pas content. Du tout. Oh je sais, vous allez me dire, "de toute façon ce gars là il n'est jamais content." Peut-être. Mais laissez-moi vous raconter pourquoi.

C'est l'histoire de types qui en ont marre de dire OK. 

Il y a longtemps mais pas si longtemps que ça finalement, à force de nous expliquer que l'université servait surtout à fabriquer des chômeurs, on nous a logiement demandé d'y fabriquer des travailleurs et donc de faire davantage de formations professionnelles à l'université, et dès le cycle licence siouplaît, et en plus de ce qui existait déjà (parce que oui, y'a des trucs qui existaient déjà, mais là n'est pas le sujet de ce soir).

Et on a dit OK. Et on a fait des licences "professionnelles".

Et puis on nous a expliqué que pour qu'elles fonctionnent, ces licences devaient être au plus près des besoins des entreprises et des bassins d'emplois locaux. Alors on est allé voir les entreprises locales ou pas locales, on a étudié le marché de l'emploi local ou pas local, on a fait plusieurs fois le tour du bassin.

Et on a dit OK. Et on l'a fait.

Et puis on nous a dit, "houlà, il commence à y en avoir un peu trop de ces licences professionnelles. On va être encore plus vigilant et pointilleux sur les dossiers". Et on nous a demandé d'accepter des procédures d'expertise encore plus longues, encore plus coûteuses, et souvent encore plus inutiles, et souvent encore plus contre productives, avec encore plus de formulaires B 22 annexe C4.

Et on a dit OK. Et on l'a fait.

Et puis on nous a demandé, en plus de l'ingénierie pédagogique (la liste des cours, leurs contenus et des intervenants à mettre en face), de fournir des lettres de recommandation en provenance des milieux professionnels (parce que bien sûr, on pouvait pas se permettre de nous croire sur parole hein … c'est bien connu qu'en plus d'être de respectables p/mères de famille, les universitaires sont tous de profonds mythomanes qui font rien qu'à inventer des mensonges). Et d'aller chercher des entreprises qui reconnaissent l'intérêt de la formation, qui attestent que "oui, oui, y'a besoin de former des gens sur ces métiers ou sur ces compétences", et que "oui, oui, sous réserve bien sûr de l'évolution du marché de l'emploi de la crise et de toussa toussa, oui bien sûr" elles pourraient être intéressées pour recruter des étudiants issus de cette formation.

Et on a dit OK. Et on l'a fait.

Et puis on nous a dit que les licences professionnelles qui ouvraient, devraient, pour l'année de leur ouverture, fonctionner "à moyens constants" (= jolie formule gestionnaire indiquant une réalité plus triviale : moyens constants = pas de nouveaux moyens = pas de moyens du tout sauf à en prendre sur d'autres formations existantes). C'est à dire qu'on ne toucherait pas un centime pendant un an et qu'au bout d'un an seulement, on récupérerait (ou pas) des sous (mais pas beaucoup) en fonction (notamment) du nombre d'étudiants inscrits. Là plusieurs d'entre nous ont pris contact avec des collègues des facultés de médecine rapport à des consultations de proctologie du fait de douleurs récurrentes mais bon.

Et on a dit OK. Et on l'a fait. Notez bien que déjà à ce niveau là d'acceptation, de renoncement et de contraintes, on était déjà beaucoup à se sentir un peu à l'étroit dans notre peau de chagrin, à avoir l'impression de danser sur un précipice

Mais on a dit OK. Et on l'a fait. On a accepté tout cela. Bien sûr on n'aurait jamais dû. Bien sûr.

Et puis on nous a dit (la LRU, la crise, toussa toussa) que finalement les nouvelles licences professionnelles, pour pouvoir ouvrir, devaient satisfaire à l'ensemble des critères précédents et être entièrement auto-financées, pas simplement pour un an "à moyens constants et après on discute" mais pour … tout le temps. Et on nous a dit d'aller chercher des contrats. Et on nous a fixé des seuils suffisamment vagues : entre 5 et 7 contrats pour pouvoir ouvrir la licence. Mais peut-être que si la situation financière globale de l'unviersité s edégrade encore plus, il en faudra encore plus, des contrats. Qu'on nous a dit. Donc on est allé chercher des contrats. Des contrats d'apprentissage, des contrats de professionnalisation. Des contrats en papier. Des contrats en bois. Et là déjà on a souvent commencé à être un peu déontologiquement limite, on a un peu commencé à recruter des étudiants non pas sur leurs qualités et sur leurs compétences, non pas sur leur "mérite", mais sur leur capacité à connaître une entreprise capable de les financer, capable de nous amener un contrat, c'est à dire quand même 9 fois sur 10, osons le mot, sur leur naissance ou les relations de leurs géniteurs, ce qui revient au même. "Selon que vous serez …". Et là déjà moi j'avais un peu la nausée.

Mais on a dit OK. Et on l'a fait.

Et on le fait encore. Et même moi, avec mon cul en l'air et ma tête dans le guidon, ça finirait presque par ne plus me faire sauter au plafond quand j'entends des collègues qui ne sont pourtant pas des chantres de la doxa libérale, dire que "ben oui son dossier est pourri, oui il veut pas bosser du tout dans ce sur quoi est axée notre formation, ou alors vraiement à la marge, mais il arrive avec un financement, donc on le prend."

Et on a dit OK. Et on l'a fait.

Et aujourd'hui on nous annonce que les licences professionnelles, pour pouvoir ouvrir, en plus de satisfaire à tous les précédents critères, en plus de devoir être complètement auto-financées, devraient aussi, si possible, permettre de financer les départements de formation déficitaires auxquels elles sont (ou non) adossées. Avant de nous dire cela on nous avait sorti le coup classique du diviser pour mieux régner : si vous voulez ouvrir une nouvelle licence pro, dites-nous laquelle on peut fermer (= dites-nous laquelle est la moins "rentable"). Et donc là on en ajoute une couche : pour ouvrir une nouvelle licence pro, il faudra probablement accepter d'en fermer d'autres moins rentables, mais il faudra aussi que celle qui ouvre soit significativement plus rentable que celles qui ferment pour permettre d'irriguer en espèces sonnantes et trébuchantes des départements de formation qui ont le bonheur d'être encore un peu à l'abri de logiques uniquement comptables, et qui sont donc à la rue niveau budget de fonctionnement.

Et alors là je sais pas ce que les autres ont dit ou fait mais moi j'ai dit : merdre. Bien haut. Bien fort. M-E-R-D-R-E. Je me suis dit que cela serait dommage de s'arrêter en aussi bon chemin. Et j'ai imaginé ce qu'on allait nous demander demain, vu que moi aussi j'ai plein d'idées financiaro-manageriales géniales. Par exemple, on pourrait nous demander, demain, pour qu'une licence professionnelle puisse ouvrir (et sous couvert qu'elle satisfasse déjà aux précédents critères toussa toussa), ou pourrait nous demander de demander à des entreprises de recruter en CDI des étudiants que nous n'avons pas encore commencé à recruter et s'engager à verser leur salaire à l'université pendant le temps de la formation desdits étudiants. C'est-y pas une p—-n de bonne idée ça hein ? Hein ? Hein ?

MERDRE.

Et n'allez pas me faire le coup du devoir de réserve.

J'en ai plein le cu devoir de réserve.

J'en ai marre, mais marre, mais à un point que vous n'imaginez même pas. Le projet de cette licence professionnelle est bon. Il est même excellent. La demande existe. Elle est forte. Moi et d'autres travaillons sur ce projet depuis maintenant 4 ans. Voilà déjà au moins 2 ans qu'il aurait pu ouvrir. Il a passé tout ce que l'université française comporte de circuits administratifs internes et externes, d'instances d'évaluations légitimes ou à vocation uniquement parasitaires. Il a reçu le soutien de dirigeants d'entreprises et de collectivités ainsi que de différents milieux professionnels. J'ai presque chaque jour devant moi des étudiant(e)s qui sont passionnés par ce cursus et n'attendent que son ouverture pour candidater. Vous pouvez d'ailleurs juger sur pièce. Y'a rien à cacher. On met tout sur la table. Et en plus c'est gratos. Et en plus on partage. 

Je ne sais pas si j'arriverai à récolter 6 ou 7 contrats d'apprentissage ou d'alternance. Parce que c'est la crise. Parce que j'ai pas le temps. Parce que c'est pas mon métier. Je vais essayer mais je n'en sais rien. Et même pour tout vous dire <hoquet marxiste> je pense que ni moi ni d'autres ne devrions à l'université se mettre en quête de financements privés pour permettre à un enseignement public de qualité d'exister </hoquet marxiste>. En parler, valoriser cette formation, expliquer son importance, régler l'horlogerie complexe des cours, des intervenants, des emplois du temps, de la validation des unités d'enseignement, et tant d'autre chose encore, OK.

J'ai vu suffisamment de collègues investir presque "affectivement" des projets de formation et s'effondrer avec leurs projets, que je suis bien à l'abri (et compte le rester) d'une vision sacrificielle de mon métier. Si la licence n'ouvre pas parce que moi ou le service de la formation continue de l'établissement qui m'emploie, nous n'aurons pas été foutu de dégotter 5 ou 6 ou 7 contrats d'apprentissage ou d'autre chose, tant pis. Si je suis obligé de recruter de mauvais étudiants avec de bons contrats d'apprentissage au détriment de bons étudiants sans contrats d'apprentissage, je ne le ferai pas. Je n'ouvrirai pas. Et je n'en ferai pas une maladie. Parce que je crois que l'essentiel est ailleurs et que c'est pas l'obtention d'un ou de 10 contrats qui m'empêchera de faire le métier que j'ai choisi : transmettre des connaissances et les étayer par des travaux de recherche.

Et donc :

Madame la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche,

Monsieur le président de l'université de Nantes,

Mesdames et messieurs les responsables ou directeurs de composantes,

Mesdames et messieurs les représentants du "tissu industriel" dans les différents organismes consultatifs ou décisionnaires de l'université française,

C'est pas mon boulot mais c'est le votre. C'est votre boulot de simplifier et non d'alourdir les procédures de validation sur ce genre de projet. C'est votre boulot de racourcir les délais et non de les allonger. C'est vôtre boulot de faire en sorte que l'université permette aux jeunes de trouver des métiers et pas uniquement, pardon, des débouchés. Quand un truc est bouché, on appelle un plombier, et quand c'est débouché, on a plus besoin du plombier. Quand on veut s'insérer, on apprend un métier. Et un métier, ça repose sur des méthodes. Souvent les mêmes méthodes pour des métiers différents. Parce que quand on n'a plus de métier, il nous reste les méthodes. Et qu'en plus de nous faire un belle jambe sur le moment, ça nous permet surtout la plupart du temps de (re)trouver un (autre) métier.

Moi mon boulot, c'est de vous signaler que les métiers du "community management" correspondent à un vrai besoin (et ça fait 3 ans que je vous le dis). Mon boulot c'est de vous dire que le bon niveau de formation pour ces métiers me semble être celui de la licence professionnelle, pas le Master. Mon boulot c'est de monter une maquette de formation qui garantisse un juste équilibre entre une approche professionnelle et une perspective universitaire (les méthodes dont je vous parlais plus haut). Moi mon boulot c'est d'y apporter mon expertise et mon réseau. Mon boulot c'est d'accepter de jouer le jeu d'un système dont je sais qu'il pourrait aller beaucoup plus vite, être bien plus efficace, mais dont l'inertie, dont le temps long offre aussi paradoxalement quelques avantages en compensation de ses lourdeurs.

J'ai fini mon boulot.

J'attends maintenant que vous fassiez le vôtre. Je précise au cas où : faites votre boulot c'est à dire acceptez, a minima, de donner aux formations habilitées qui ont déjà passé toutes les fourches caudines administratives, ministérielles, AERiEnneS et universitaires, acceptez de leur donner la chance qu'elles ont me semble-t-il largement méritées. Permettez leur juste de fonctionner pendant un an ou deux, et donnez leur les moyens de le faire. Ou alors arrêtez de nous faire perdre notre temps. Arrêtez de nous infantiliser en vérifiant ou en faisant vérifier par d'autres le moindre de nos faits et gestes, la moindre de nos propositions. Arrêtez de croire à ces effets de rentabilité fantasmée selon lesquels la somme des financements privés trouvés serait exactement proportionnelle à l'intérêt du projet ou de la formation financée.  

A force de vouloir transformer l'université en entreprise, vous avez transformé les universitaires, même moi, en auto-entrepreneurs du dimanche (notez bien que nous l'étions déjà un peu : on savait déjà gérer une petite équipe, gérer un projet, chercher des financements, etc.). Pas de bol. Parce que pendant qu'on fait des études de marché ou qu'on répond à des appels d'offre on fait moins de cours et moins de recherche. Et parce que vous vous êtes coincés tout seuls. Il n'y a pas d'entreprise s'il n'y pas de banque. Il n'y a pas de tissu industriel s'il n'y a pas de tissu bancaire.

Même moi avec mes coups de gueule et mon air de jamais content, j'ai été un bon petit soldat. J'ai tout bien fait comme vous me l'avez demandé : j'ai conçu le produit, j'ai fait les études de marché, j'ai rédigé le plan de comm, j'ai trouvé les sous-traitants et j'ai négocié les prix avec eux, j'ai trouvé les locaux, j'ai établi le plan d'occupation des sols. Tout est prêt. Et on arrive maintenant à la case "banque". Vous avez voulu jouer à l'université entreprise ? Va falloir maintenant me dire qui joue la banque. Parce que j'ai besoin d'argent. Et que je n'ai ni le temps ni l'intention d'aller mendier. J'ai déjà un métier.

Si vous n'êtes même plus capable d'être les banquiers de nos projets, ne nous demandez plus d'entreprendre. Et allez vous faire voir, tiens, chez les grecs par exemple.

6 commentaires pour “Faut pas mettre l’université de la charrue avant les boeufs de la formation.

  1. bien bien désolé.
    Donc, juste pour précise que ces histoires de contrats pro et d’auto-financement semblent concerner nombre de composantes et formations de l’université (la nôtre). En gros, on n’ouvre une formation que si elle est autofinancée = la règle. Sinon, une ouverture, toute justifiée quelle soit par son placement d’étudiants, intérêt économique etc…. impliquera une fermeture DE PLUS ailleurs et fâcherie dans les conseils centraux.
    Dans les formations existantes, on explique amicalement que l’autonomie financière de la fomation passe par 4 ou 5 contrats pros parmi ses étudiants, pour amasser les 15-20KE annuels nécessaires au fonctionnement de base d’un département.
    Vous ne vouliez pas faire payer les étudiants ? On fera payer les boites ! Sinon, on ferme boutique.

  2. Ce qui me paraît un peu ironique, c’est qu’on a le pire des deux systèmes. Le monde entrepreneurial ne brille certes pas par son éthique ni par son souci d’égalité, mais il y a au moins une exigence d’efficacité et une incitation à prendre des risques. Or, il me semble que l’université tend à balancer ses idéaux tout en conservant un fonctionnement dinosauresque…

  3. « un fonctionnement dinosauresque » : non, un fonctionnement titanesque (du Titanic, pas des sympathiques enfants d’Ouranos et Gaiä).

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